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Jung et la Gnose avec Françoise Bonardel



 Auteur d’une douzaine de livres alliant philosophie et poésie, réflexion sur la religion et sur l’art, Françoise Bonardel  s’inspire de traditions anciennes (hermétisme, gnose, alchimie) pour renouveler l’approche de questions contemporaines comme la crise de l’identité culturelle européenne à laquelle elle a consacré un essai (Des Héritiers sans passé, 2010). S’intéressant à la question de la “transmutation” – de la matière, de la psyché et des valeurs – elle a trouvé matière à réflexion dans l’oeuvre novatrice de Carl Gustav Jung.


Présentation du séminaire:

 Avant de découvrir l’alchimie dans les années 1928-1930, Jung s’était consacré à l’étude des mouvements gnostiques, païens et chrétiens, dont on retrouve l’écho dans Le Livre Rouge rédigé entre 1916 et 1929. Or, l’intérêt de Jung pour la gnose ne s’est pas limité à cette période de son existence, marquée par la confrontation à l’inconscient qui devait donner une nouvelle orientation à sa recherche et à sa vie. C’est en fait une nouvelle gnose qu’il a cherché à promouvoir à travers la pratique de la psychologie analytique. En quoi donc la gnose, telle que l’entend Jung, a-t-elle partie liée avec le processus d’individuation restaurant l’unité perdue avec soi-même et avec le divin ?

 -Pourquoi Jung s’est-il intéressé à la gnose ? 

 L’état d’esprit qui était déjà le sien avant la rédaction du Livre Rouge le prédisposait à repousser les frontières du savoir scientifique de son temps, et à chercher dans des traditions anciennes la clé de cet élargissement. D’abord attiré par la Théosophie, très en vogue à l’époque, Jung en est venu à s’intéresser de très près aux écrits gnostiques alors connus et accessibles : quelles furent ses sources d’information principales, et quelle connaissance a-t-il acquise du gnosticisme antique ? Ce qui retint prioritairement son attention était que les gnostiques aient eux aussi rencontré « à leur façon, le monde originel de l’inconscient. » (« Ma vie »). En dépit de son vif intérêt, Jung a laissé de côté certains aspects de la pensée gnostique qui semblent incontournables au regard des connaissances actuelles : Qui furent réellement les gnostiques et en quoi la gnose (gr. gnôsis) peut-elle être distinguée de la connaissance rationnelle ordinaire ? La réintroduction de la gnose en psychologie semble d’autant plus paradoxale que philosophie et théologie l’ont vigoureusement combattue tant hier (Plotin, les hérésiologues chrétiens) qu’aujourd’hui (Paul Ricœur) en raison, en particulier, de sa vision de l’origine du mal. Jusqu’à quel point Jung a-t-il adhéré à une telle vision ?

 -La gnose dans Le Livre Rouge 
 Le Livre Rouge peut-il être considéré comme une profession de foi gnostique ? 

Cette interprétation est en général réservée aux Sept sermons aux morts dont Jung a attribué la paternité à Basilide, chef de file d’un des nombreux mouvements gnostiques qui proliférèrent en Égypte et en Palestine au début de l’ère chrétienne. Mais qui était réellement Basilide, et quel fut son message ? En quoi l’enseignement du sage Philémon, porte-parole de la gnose jungienne, s’en distingue-t-il ? Ce qu’enseigne Philémon préfigure en tout cas les théories ultérieures de Jung relatives au processus d’individuation, autant dire à la « conjonction des opposés » dans cette totalité psychique qu’est le Soi. Certains autres éléments permettent d’affirmer que Jung a élaboré dans Le Livre Rouge la première esquisse de la gnose qu’il pensait nécessaire à une époque comme la nôtre. N’est-il pas surtout question, d’un bout à l’autre de ce livre inclassable, de la redécouverte de l’âme à travers des épreuves d’ordre initiatique ? Vivant des aventures comparables à celles de la Sophia gnostique exclue du plérôme, l’anima se manifeste comme elle en tant que tentatrice (Salomé) et rédemptrice (Marie/Sophia). Aussi l’étrange savoir transmis par le sage Philémon semble-t-il effacer toute distinction tranchée entre gnoses païenne et chrétienne. Est-ce là la révélation ultime de la dramaturgie « gnostique » mise en scène dans Le Livre Rouge ?

 Vers un savoir absolu ?

 La réhabilitation de la « gnose » est un dénominateur commun entre Jung et certains des autres participants aux rencontres d’Eranos tels Henry Corbin et Gilbert Durand, pour ne citer qu’eux. S’agit-il là d’un authentique renouveau « gnostique », ou assistons nous à une banalisation, voire à une inflation de cette notion ? Chez Jung en tout cas la gnose tend à s’imposer comme un savoir total qu’il dit parfois même « absolu » dans sa correspondance avec le physicien Wolfgang Pauli. Qu’entendait-il par là, et qu’attendait il du dialogue entre psychologie analytique et sciences physiques ? Car sur un autre plan Jung vit dans la gnose la réponse au vieux débat entre foi et savoir, qui retint l’attention des philosophes et théologiens depuis le Moyen Âge. Homme de science lui-même, Jung a appris à travers son expérience de clinicien que ses contemporains veulent savoir et non plus seulement croire, y compris et surtout dans leur relation personnelle au divin. Une nouvelle psychologie de la religion voit ainsi le jour, redonnant à la gnose son antique fonction de savoir guérisseur et salvateur. Pourquoi donc Jung, répondant aux très vives critiques du philosophe Martin Buber, s’est-il dès lors défendu d’être « gnostique » ?





Philosophe et écrivain, Professeur émérite de Philosophie des religions à l’Université de Paris1-Sorbonne, Françoise Bonardel a trouvé dans l’hermétisme et l’alchimie une source d’inspiration dont la fécondité ne s’est pas démentie. Plus qu’un savoir secret, réservé à quelques initiés, l’alchimie est pour elle une vision du monde, une herméneutique et un état d’esprit dont elle a retrouvé la trace toujours vivace jusque dans la création contemporaine (Philosophie de l’alchimie – Grand Œuvre et modernité, 1993). Elle est aujourd’hui l’auteur d’une douzaine d’ouvrages et de nombreux articles pour des revues françaises et étrangères et des ouvrages collectifs. Membre de l’Institut d’Études Bouddhique (IEB) depuis 2001, elle y dispense des cours portant sur l’acculturation du bouddhisme en Occident et sur ses possibles relations avec la philosophie occidentale (cf. Bouddhisme et philosophie, 2008). De nombreux voyages d’étude ou de découverte personnelle l’ont d’ores et déjà conduite dans la plupart des pays d’Europe du Sud, de l’Est et du Nord, au proche et MoyenOrient, en Afrique du Nord, en Asie (Inde principalement) et Amérique du Nord (USA, Canada). La philosophie du voyage, de l’errance et de la « vie nomade » constitue d’ailleurs un des axes de sa réflexion placée depuis ses premiers travaux sous le signe d’Hermès, dieu des voyages, des échanges et des transformations spirituelles. Son intérêt pour certaines formes de pensée marginalisées par l’histoire des idées (alchimie, gnose, théosophie), la porte aujourd’hui à réfléchir sur la vision européenne de la culture en tant que « transmutation » de la dualité ( Des héritiers sans passé. Essai sur la crise de l’identité culturelle européenne, Paris, Les Éditions de la Transparence, 2010). C’est dans cette perspective qu’elle a récemment abordé l’œuvre de Dürer (Triptyque pour Albrecht Dürer - La conversation sacrée, 2012), et qu’elle va consacrer son prochain essai à certains aspects encore peu explorés de la pensée de Carl Gustav Jung, Le Livre rouge en particulier.